« L’Église leur demande de cacher leur homosexualité »
Adrien Giraud et Nathan Lautier sont journalistes indépendants. Ils ont enquêté sur la place de l’homosexualité dans l'Église catholique.
Ils ont notamment eu accès à un groupe de parole, Pêcheurs d’hommes, où des prêtres homosexuels, longtemps invisibilisés, se retrouvent pour parler de ce qu’ils vivent.
De cette immersion est née une série pour Les Jours, signé avec Guillaume Bouvy, puis un documentaire diffusé sur ARTE, qui a offert une visibilité rare à ces trajectoires souvent enfouies. Pour Rembobine, ils reviennent sur la genèse de ce travail, la confiance construite avec les prêtres, l’absence de réaction de l’institution et l’impact concret, parfois discret mais bien réel, que leurs récits ont eu.
Pourquoi avoir travaillé sur ce sujet ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire ?
Adrien — C’est au hasard d’une autre enquête qu’on est tombés sur le groupe de parole Pêcheurs d’hommes. Ils existaient depuis quarante ans et n’avaient jamais accepté de parler à des journalistes. On est arrivés à un moment où ils avaient besoin et envie de témoigner. Leur détresse, leur parole longtemps tue… ça nous a touchés tous les trois.
Nathan — Ça a été facilité par le timing aussi. L’Église leur demande de cacher leur homosexualité. Et dans le même temps, ils voient bien que la société l'accepte davantage, avance beaucoup plus vite. Cette dissonance les pousse aujourd’hui à dire : on existe.

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Comment avez-vous gagné la confiance de prêtres qui n’avaient jamais témoigné ?
Adrien — Avec Nathan et Guillaume, on a travaillé deux ans. On les a rencontrés deux fois avant même de vendre quoi que ce soit. Il a fallu beaucoup de discussions pour fixer un cadre de confiance et garantir qu’on raconterait bien leurs histoires.
Nathan — Le plus dur, ça a finalement presque été de mettre des filtres à leurs paroles. Ils n’en avaient plus, ils nous dévoilaient tout. Il a fallu les protéger d’eux-mêmes. On leur disait : attention, votre parole devient publique. Vos proches vont vous lire. Vos paroissiens aussi. Certains témoignaient comme si ça leur servait de thérapie. On les a écouté, et on a trié pour ne rien publier qui puisse leur nuire.
Comment l’Église a-t-elle réagi à votre travail, et plus largement, que percevez-vous du rapport de l’institution à l’homosexualité ?
Nathan — Au niveau de l’Église catholique, il n’y a pas eu de réaction à notre enquête ou au documentaire. Et finalement, ce n’est pas une surprise : leur politique, c’est on n’en parle pas, on le met sous le tapis, et ça ira bien. Réagir à un documentaire de 30 minutes, c’est donner la possibilité qu’on en parle encore plus. Pour eux, il vaut mieux ne rien dire.
Adrien — L'Eglise est une institution pleine de contradictions. L’archevêque qu’on a interviewé est plutôt progressiste. Il reconnaît la souffrance des prêtres homosexuels, mais répète que leur orientation doit être vécue selon les règles de l’institution : de manière chaste et privée. En gros : il ne faut pas que ça se sache.
Comment le passage au documentaire a-t-il transformé votre travail et son impact ?
Nathan — Là encore, on a eu un coup du destin unique : un prêtre allait quitter l’Église et a accepté qu’on le suive avec une caméra. Ça, tu ne peux pas le filmer tous les deux jours. On savait aussi qu'il y avait encore énormément à raconter.
Le documentaire a fini par passer sur ARTE. La télé, ça a encore une force de frappe énorme. Voir et entendre une personne, ça donne une incarnation totalement différente. C’est beaucoup plus impactant. Sur l’enquête écrite, les retours venaient surtout de collègues journalistes. Avec le documentaire, des gens que je n’avais pas vus depuis quinze ans m’ont écrit. On a reçu énormément de messages, des gens nous disaient : “On a pleuré, merci.”
Adrien — Sur la page YouTube du documentaire, on a de nombreux commentaires qui trouvent nos protagonistes courageux, et d’autres qui les fustigent violemment. Il y a très peu d'entre deux. On a vu les deux extrêmes : des cathos qui les soutiennent, et d’autres qui les traitent d’hypocrites ou pire.
On retient aussi quelque chose de tout bête : on a appris qu'une dizaine de prêtres ont contacté Pêcheurs d’hommes après la diffusion. Si ça a permis à quelques personnes de se sentir moins seules, c’est déjà énorme. Rien que pour ça, on est contents d'avoir fait ce documentaire.
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