« Heureusement, l'image prétendument "neutre" du secteur du numérique commence à changer »

Nina Hubinet est journaliste indépendante, membre du collectif Presse-Papiers. Basée à Marseille, elle s'intéresse principalement aux questions de pollution industrielle.

Cécile Massin
Cécile Massin

Pour Rembobine, Nina revient sur son enquête sur le développement exponentiel des data centers à Marseille, leur impact carbone encore trop peu connu, et l'imaginaire « futuriste » et « novateur » dont ils bénéficient.

Bonjour Nina. Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux data centers à Marseille ?

En me réinstallant à Marseille en 2015, j'ai commencé à m'intéresser aux questions de pollution industrielle. J'ai notamment fait un documentaire pour France 3 sur le combat des habitants de Fos-sur-Mer contre les effets de cette pollution. À partir de là, le sujet ne m'a plus quitté. L'an dernier, quand le collectif Le nuage était sous nos pieds [créé à Marseille, ce collectif citoyen analyse et lutte contre les impacts du numérique, NDLR] a organisé un festival autour des data centers et de leur impact, ça m'a tout de suite intéressée car Marseille est devenue une véritable terre promise pour les data centers. En dix ans, la ville est passée de la 44e à la 6e place des hubs mondiaux du trafic internet.

Votre enquête fait état de fuites de gaz fluorés dans l'un des data centers du leader mondial Digital Realty. Comment avez-vous commencé à enquêter ?

Au départ, des sources qui suivent le sujet de près m'ont mis la puce à l'oreille. Elles m'ont informée de dérapages et à partir de là, j'ai commencé à enquêter. J'ai consulté les documents en accès libre de la DREAL et c'est comme ça que j'ai découvert ce rapport sur les fuites de gaz fluorés.

Des fuites de gaz fluorés, ombre au tableau du développement exponentiel des data centers
L’entreprise Digital Realty, qui possède quatre data centers à Marseille et s’apprête à en construire un cinquième, vient de célébrer ses dix ans de présence dans la ville. La préfecture a toutefois épinglé, l’an dernier, le gestionnaire de données numériques pour des rejets de gaz à effet de serre bien au-delà des normes.

Qu'est-ce qui vous a interpellée en découvrant ces fuites ?

On a souvent l'impression que les data centers en soi ne polluent pas, puisqu'ils ne font qu'héberger des données numériques. Certes, ils polluent beaucoup moins que la sidérurgie ou la pétrochimie, mais ils ne sont pas exempts d'émissions polluantes pour autant. Les fuites de gaz fluorés en sont un bon exemple [ces fuites ont représenté l'équivalent de 2000 tonnes équivalent CO2 entre 2021 et 2023, NDLR]. Le problème, c'est que cette industrie du numérique passe complètement sous les radars... D'ailleurs, les data centers ressemblent à des bâtiments lambda, à des hangars. Contrairement à une usine sidérurgique ou à des cuves de pétrole, il n'y a pas de cheminées qui fument : on se dit moins facilement qu'il peut y avoir un problème pour l'environnement.

De façon générale, diriez-vous qu'on s'intéresse encore trop peu aux impacts du numérique ?

On discute encore peu des conséquences environnementales du stockage du numérique. Ce secteur reste méconnu du grand public et contrairement à la pétrochimie par exemple, il bénéficie d'une image très positive. Dès qu'il est question de numérique, les autorités parlent d'« innovation », de « futur ». Mais heureusement, l'image prétendument « neutre » de ce secteur commence à changer, notamment avec tous les enjeux autour de l'IA. Dès lors qu'on s'intéresse à l'IA, on s'intéresse aussi à ce que ça veut dire matériellement, notamment en termes d'espaces de stockage, mais aussi d'énergie ou d'eau consommées... et ça, pour le coup, c'est bien documenté.

Data centers à Marseille : l’envers du décor
En France, les data centers se développent partout et la cité phocéenne, 6ème hub mondial d’Internet, n’est pas en reste. Mais à quel prix ?

Découvrez notre mesure d'impact de l'enquête de Nina un an après sa parution !

Alors que Digital Realty est en train de construire un 5e data center à Marseille et projette d'en installer bientôt un 6e, allez-vous continuer à travailler sur le sujet ?

Ce secteur est en pleine croissance à Marseille. Et les data centers sont toujours plus grands, avec une pollution potentielle et des besoins énergétiques encore plus importants : le 6e data center que Digital Realty veut construire à Bouc-Bel-Air, une commune limitrophe de Marseille, devrait consommer 50 MW par an, soit autant que 70 000 personnes. D'autres entreprises sont également déjà installées dans la région et lancent de nouveaux projets, comme aux Pennes-Mirabeau [commune située en banlieue nord de Marseille où la société Telehouse, filiale du groupe japonais KDDI, projette d'installer un data center, NDLR]. Je vais donc bien sûr continuer à suivre le sujet, d'autant que cette question est loin de ne concerner que Marseille : ils se multiplient dans de nombreux endroits en France, notamment en région parisienne avec, à chaque fois, leur lot de problématiques, au premier rang desquelles les questions cruciales du partage de l'énergie en ville et des ressources en eau, alors qu'elle se raréfie.

Environnement🏗️ Les coulisses de l'info

Cécile Massin

Rédactrice et cofondatrice de Rembobine - Journaliste indépendante